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LE TRI DES RICHES EST-IL DE LA TRICHE ? - Les belles photos Instagram d'intérieurs minimalistes montrent-elles réellement des modes de vie sobres ou sont-elles le résultat de certains privilèges ?

Il existe un quiproquo autour du minimalisme. Deux interprétations du terme se font concurrence et entretiennent une confusion qui ne sert pas sa cause. Mode de vie sobre et écolo d'un côté, épure du design et de la déco de l'autre, le minimalisme peut cacher des réalités - et des situations économiques - très différentes. Quel rapport entre une adepte du zéro déchet qui expérimente la sobriété dans sa maison en zone périurbaine et un propriétaire parisien qui fait appel à un architecte d'intérieur pour une déco scandinave minimale ? Pas grand chose, me direz-vous, et vous aurez raison.

Définitivement tendance, le minimalisme s'est donc invité dans notre quotidien depuis quelques années à partir de ce double sens, puisqu'on a pu voir Instagram se remplir de photos d'intérieurs minimalistes façon déco scandinave ou japonaise (voire les deux en même temps avec le néologisme "japandi"), Netflix réaliser un documentaire sur deux millionnaires américains qui ont tout quitté pour devenir minimalistes, ou encore les livres de Marie Kondo devenir des best-sellers les uns après les autres. Bref, malgré ses belles intentions, le minimalisme semble définitivement soluble dans le mercantilisme.

La consommation minimaliste, un luxe réservé aux élites ?

Aujourd'hui, les photos estampillées "minimalistes" sur Instagram ou dans les magazines de déco nous montrent le plus souvent des intérieurs blancs, avec des meubles en bois au design épuré et des étagères ouvertes contenant à peine quelques plantes, de la vaisselle décorative et des oeuvres d'art très chères, des cuisines aux façades harmonieuses, des salons sans bibliothèque, des murs où trone un unique tableau d'art contemporain... Bien entendu, personne n'est dupe, tout le monde sait que le bazar est caché, rangé en vrac dans des placard, casé dans des boîtes sous le lit, mais surtout empilé dans d'autres pièces : débarras, cave, grenier, chambre d'ami.

Au final, cette esthétique instille dans nos esprits l'idée selon laquelle ce frugalisme serait réservé aux riches, à tous ceux qui peuvent se permettre un tel luxe dans la sobriété et d'avoir suffisamment d'espace chez eux pour que leur logement ne paraisse pas encombré. A l'inverse, l'accumulation d'objets et de bibelots, parfois à la limite de syndrome de Diogène, semble désormais réservé aux classes plus populaires, soucieuses de ne rien jeter par peur de manquer. Chez eux, le linge traîne par terre, la vaisselle s'accumule sur le plan de travail, les étagères débordent de jouets et de bouquins.

Le dressing, par exemple, symbolise cette ambivalence : qui peut se permettre de n'acheter qu'une garde-robe limitée mais très chère, qui peut l'entretenir sans se soucier de garder quelque part les anciens vêtements afin de les revendre sur une brocante ou de les transmettre aux jeunes générations ? Ce qui n'empêche pas de faire un bon tri dans ses vêtements de temps à autre, ne serait-ce que parce que notre corps change et qu'on ne portera pas toute notre vie le pantalon de nos vingt ans.

Marie Kondo, le revers écolo de la médaille

Pour vivre heureux, il faudrait savoir se contenter de peu et ne pas encombrer nos intérieurs, nous disent donc les minimalistes. Mais pour y parvenir, il faut passer par une étape indispensable : trier. Autrement dit, jeter. Pour certains, ce tri n'est rien d'autre qu'un pansement sur le problème de la surconsommation. Marie Kondo, la papesse du rangement, est ainsi accusée de pousser les ménages à se débarrasser trop vite de leurs affaires pour les remplacer par d'autres. Il paraît même que les associations caritatives reçoivent beaucoup trop de dons depuis sa série sur Netflix et refusent ce surplus, qui finit à la décharge.

En s'attaquant à la conséquence (l'encombrement) et non à la cause (la consommation), Marie Kondo ne traite donc pas la racine du mal et rien n'empêche une personne adepte de sa méthode de retomber dans ses travers. C'est pourquoi le minimalisme s'accompagne chez certains d'une démarche zéro déchet ainsi que d'une volonté de maîtriser sa consommation à travers le défi Rien de neuf, par exemple, ou encore la méthode BISOU, qui doit pousser chacun-e à se poser 5 questions essentielles avant d'acheter un objet.

Minimalisme : une réponse individuelle à des problèmes collectifs

Alors oui, nul doute que trier, désencombrer, ranger, mieux consommer, possède des vertus pour la santé mentale tant que ces pratiques ne deviennent pas à leur tour encombrantes, contraignantes, subies. Tant qu'elles ne deviennent pas une nouvelle charge mentale, en somme. Avec l'opération Osez Changer, l'Ademe a par exemple souhaité aider des ménages modestes débordés par l'accumulation, en manque d'espace et de sérénité. Des familles, des couples, des personnes seules de toutes origines ont donc été accompagnés par des "home organisers" afin de désencombrer chez eux.

A l'issue de l'opération, beaucoup ont sans doute gagné de la place et réduit leur stress quotidien, mais rien ne dit qu'ils poursuivront dans cette voie, car le minimalisme s'inscrit souvent dans une volonté plus forte de changer de vie, souvent inspiré par un dégoût du gaspillage. Beaucoup interprètent d'ailleurs ce courant comme une espèce de retour de bâton suite à des décennies d'hyper consommation. Le journaliste Kyle Chayka compare même cette tendance à une "gueule de bois" de la société américaine, évoquant un nouvel "excès de moins" qui vient remplacer l'ancien excès de trop.

L'autre attrait du minimalisme, c'est aussi un sentiment de prise de contrôle sur sa vie et son environnement. Les minimalistes sont sincèrement persuadés d'avoir enfin trouvé la clé du bonheur, de maîtriser leur temps et d'être utiles pour la planète. A l'inverse, leurs détracteurs leur reprochent de n'aborder des problèmes structurels et collectifs que par le seul prisme individuel. A l'image des "colibris", ces écolos qui estiment "faire leur part" dans la lutte contre la pollution, les minimalistes imaginent combattre le capitalisme mondialisé avec des traités de développement personnel.

Et la déco minimaliste dans tout ça ?

Logiquement, nos intérieurs ont suivi la même tendance que nos modes de vie, plus axés sur la sobriété. La mise en scène de notre nouvelle sensibilité aux choses s'est invité dans l'épure du design de nos appartements, de nos maisons, de notre déco. Pas question de montrer une opulence de bibelots ni de meubles, rien ne dépasse, tout est tiré au cordeau !

Et pourtant, encore une fois, le minimalisme décoratif n'est pas forcément le reflet d'un véritable mode de vie écolo, ni même d'une consommation responsable. Vous pouvez tout à fait vivre dans un capharnaüm et ne jamais prendre l'avion ni manger de viande, alors qu'un minimaliste peut partir tous les week-ends en Normandie avec sa voiture.

Un tendance apparaît toutefois durable dans nos comportements actuels : le consommateur est devenu stratège, il prend son temps avant d'acheter, pèse le pour et le contre d'un point de vue économique et environnemental... Ce faisant, il reprend malgré tout un peu de pouvoir sur les producteurs de biens, en leur imposant de nouveaux critères de satisfaction. De ce point de vue-là, nous sommes tous devenus un peu minimalistes.