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SYNDROME DU MANQUE DE NATURE- Au Québec, en Suisse, au Danemark, les initiatives se multiplient pour garder les enfants en plein air ou dans la forêt.

"En dessous de moins 28 degrés, on ne sort pas les enfants dehors". Pardon ? Oui, on parle bien de 28 degrés en dessous de zéro. En tant que Français super frileux, on ne peut pas s'empêcher de sourire en entendant cette phrase prononcée par Karine Gravel, éducatrice et fondatrice de la Garderie Nature de Chicoutimi au Québec. Le principe du lieu ? Laisser les enfants dehors toute la matinée, quelle que soit la météo... sauf si vraiment "le vent glace les joues, on ne sort que pour faire une petite mission, comme aider les oiseaux".

En 2015, un rapport de l'Institut de veille sanitaire (INVS) donnait un chiffre alarmant pour la France : quatre enfants sur dix (de 3 à 10 ans) ne jouent jamais dehors pendant la semaine, un problème qui touche la plupart des pays occidentaux. Ce nouveau mal a été théorisé en 2005 par le journaliste et auteur américain Richard Louv, qui a forgé l'expression de "nature deficit disorder" (syndrome du manque de nature, en français) dans son ouvrage Last Child In The Wood.

Les Danois ont donné l'exemple avec leurs jardins d'enfants

Il pointait alors du doigt les conséquences désastreuses du manque de nature sur le développement des enfants : problèmes de santé, stress et dépression, troubles du comportement, aptitudes cognitives moins développées, baisse des capacités physiques... A l'inverse, il démontrait à quel point le contact avec la nature procurait des effets bénéfiques à l'épanouissement des enfants.

Depuis quelques années, des éducateurs et des éducatrices se sont donc emparés du sujet avec passion et se sont mobilisés pour inverser la tendance. Au Québec, mais aussi en Angleterre, aux Etats-Unis et en Suisse, on ne parle plus que du concept d'école en forêt ("forest school"), inspiré par les skogsbornehaven danois et les waldkindergarten allemands, des jardins d'enfants en pleine nature qui datent des années 50.

A la Garderie Nature au Québec, on joue dehors qu'il neige...
... ou qu'il fasse beau temps.

Les trolls, le chant des oiseaux et la texture de la neige

C'est là que Karine Gravel nous intéresse, car sa crèche en pleine forêt est l'une des premières du genre au Québec. Fondée en octobre 2019, elle accueille 80 enfants d'horizons divers entre deux ans et demi et cinq ans, chaperonnés par 8 éducatrices. L'emploi du temps ressemblerait presque à celui de toutes les crèches, sauf que le jeu libre pratiqué de 9h jusqu'à l'heure du déjeuner se déroule dehors, en pleine nature.

"C'est la période d'éveil, nous explique Karine, les enfants se promènent sur les sentiers, dans la montagne, dans la forêt. On se demande sur quelle mystérieuse souche on va tomber, on va raconter une histoire de trolls qui vivraient à l'intérieur. On fait attention aux traces des animaux, on écoute le chant des oiseaux, on apprend la texture de la neige, qui n'est pas la même s'il fait deux degrés ou moins trente..." Il faut dire que la région de Chicoutimi au Québec est surtout constituée de grands espaces, où la nature sauvage occupe une grande place.

Karine l'a constaté : les enfants deviennent plus agiles quand ils jouent dans la nature. Ils développent des capacités d'adaptation cognitive, et surtout des comportements d'entraide qui n'existeraient sans doute pas autant s'ils passaient leur journée entre quatre murs. "Les enfants s'approprient la nature, poursuit l'éducatrice, ils ne sont pas juste de passage, ça devient leur deuxième maison ! Vivre dans la même forêt permet de bâtir sur ce qu'on a fait la veille."

L'intérieur de la crèche a été conçu pour être chaleureux et convivial.

Et l'après-midi ? C'est la sieste ! Au printemps, les enfants pourront faire la sieste dans la forêt, mais pour l'instant seuls quelques groupes dorment parfois dans des tentes. En hiver, les enfants restent donc au chaud dans la garderie, qui a été conçue comme un endroit accueillant et confortable : parquet, meubles en bois, et même un arbre qui trône au milieu de la pièce de vie.

"C'est comme une surprise pour eux de se retrouver dedans, nous raconte Karine Gravel, nous avons créé une ambiance cocooning pour bricoler et jouer, de façon plus traditionnelle, avec des objets qu'on a trouvés dans la forêt, pas seulement des articles achetés". Le souci pédagogique s'insinue donc jusque dans le choix des jouets : pas de jouets genrés, pas de superhéros, pas de poupée Barbie... A la place, les enfants disposent de blocs de roche, de bois, de bâtons, qui leur permettent de développer leur imagination.

"On n'est pas malade parce qu'on va dehors dans le froid"

En France, mais aussi au Québec, laisser son enfant tous les jours dans la nature en plein hiver ne va pas de soi. Certains parents craignent pour la santé ou la sécurité de leur progéniture. C'est aux éducateurs et éducatrices de savoir parler aux parents pour les rassurer et leur expliquer la démarche de l'éducation par la nature.

Karine Gravel se veut rassurante : "Nous pratiquons toujours le mentorat avec les familles, car toutes ne sont pas amatrices de plein air. On explique aux parents que leur enfant doit être bien habillé, puisqu'il va passer trois heures par jour dehors. Ils doivent sécher les bottes le soir, prendre le bon type de mitaines, acheter des sous-vêtement en laine… Une fois qu'ils ont compris, ils sont très enthousiastes, ils comprennent que c'est bon pour leur enfant."

Côté santé, pas de danger : "On n'est pas malade parce qu'on va dehors dans le froid, s'exclame Karine, c'est un mythe de grand-mère. A partir de moins 15, les bactéries meurent." Pour la sécurité, c'est une autre paire de manches. Pas question de mettre en danger les enfants, en revanche la forêt permet une prise de risques mesurée. C'est l'un des thèmes développés par le chercheur Claude Dugas, qui estime que prendre des risques, comme grimper aux arbres, permet à l'enfant de développer sa motricité et son autonomie.

Même si certaines garderies proposent des jeux en extérieur, la prise de risques reste minimale pour l'enfant, contrairement à l'horizon en perpétuel mouvement qu'offre la forêt. "Je ne comprends pas les garderies qui mettent 40 000 dollars pour avoir des grandes structures en plastique, se désole Karine. Ils pensent que l'enfant est dehors, sauf que les enfants connaissent bien la structure, elle est tout le temps là, donc il n'y a pas de notion de défi et de nouveauté".

Créer une communauté soudée pour lutter contre l'anxiété

Le projet de Garderie Nature s'inscrit dans une logique plus vaste que l'éducation des enfants. Il vise aussi à reconnecter l'humain avec sa planète, à recréer une communauté locale soudée là où la société moderne a éparpillé des individus aux relations lâches. L'architecture même de la crèche, avec son hall d'entrée circulaire, invite à la rencontre, au dialogue, à la convivialité.

Pour expliquer son engagement indéfectible dans Garderie Nature, Karine Gravel fait sienne une fameuse phrase de Cousteau et l'arrange à sa manière : "On protège ce que l'on aime et on aime ce que l'on connait, il faut donc connaitre la nature et la planète pour vouloir les protéger. Mais si on est tout le temps dans nos maisons, sur nos écrans qui nous envahissent, on ne va pas s'en sortir."