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DECONNEXION NUMERIQUE - Sur Netflix, le documentaire "Derrière nos écrans de fumée" dénonce comment les géants d'Internet nous ont rendu dépendants aux écrans.

Il y a 80% de chances pour que vous lisiez cet article sur un smartphone. Et il est probable que vous n'alliez pas jusqu'au bout, à cause d'un message WhatsApp ou d'une notification Instagram qui viendra vous déconcentrer. Cette "guerre de l'attention" sur Internet, qui vous fait zapper d'un média à un autre dans le but de vous vendre de la pub, a engendré la captologie, c'est-à-dire l'étude des mécanismes de persuasion et de capture de l'attention sur les réseaux sociaux, notamment.

On savait déjà que les écrans nous rendaient dépendants, rien de nouveau sous le soleil, mais un documentaire Netflix intitulé "Derrière nos écrans de fumée" vient matraquer, étayer, aggraver ce constat. Pendant une heure et demie, des repentis des GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple), d'anciens ingénieurs ou directeurs de Twitter, Instagram, Pinterest, mais aussi des experts et des journalistes, critiquent avec virulence ces géants d'Internet - et de Wall Street. Ils les accusent de nous manipuler à travers la collecte précise et documentée de nos données, ce qui les rend capables de prédire avec un haut degré de précision nos actes futurs.

Que reproche-t-on aux réseaux sociaux ?

Au-delà de nous vendre de la pub, ce que faisaient déjà la télé, le cinéma ou la radio, les nouvelles grandes entreprises de la "tech" modifieraient notre perception du monde. A entendre les protagonistes du documentaire, les réseaux sociaux seraient responsables de l'augmentation des dépressions et du taux de suicide chez les ados, auraient polarisé et radicalisé le débat politique, menaceraient la démocratie, et risqueraient de nous mener vers une guerre civile. Rien que ça.

Bref, l'effondrement de notre civilisation ne sera pas dû à la pollution et au réchauffement climatique, mais à Google et Facebook. Le titre anglais du documentaire, "The Social Dilemma", est d'ailleurs un clin d'oeil direct - jusqu'à utiliser la même typo - au film de David Fincher "The Social Network" sur la genèse de Facebook. De son côté, l'entreprise de Mark Zuckerberg s'est défendu récemment, en dénonçant un documentaire à charge, qui élude tout point de vue contradictoire.

Quand le documentaire renvoie à la fiction, qui renvoie à la réalité

Un film qui manipule lui aussi l'opinion

Difficile de donner tort à Facebook. "Derrière nos écrans de fumée" ne fait pas dans la dentelle, il utilise même des techniques assez proches de celles qu'il reproche aux GAFA : répétition du pitch en boucle, ajout d'une fiction caricaturale pour insérer le propos du film dans un storytelling et créer l'empathie chez le spectateur, musique grandiloquente pour faire peur, etc.

Dans un article du Business Insider, Andrew Przybylski, psychologue expérimentaliste de l'Oxford Internet Institute, salue le travail d'explication sur le modèle économique des GAFA mais estime que le reste ne s'appuie pas sur des études scientifiques sérieuses. "Les réalisateurs, a-t-il dit, n'ont pas pris la peine d'interviewer des scientifiques qui font du bon travail sur la santé et les réseaux sociaux."

L'autre critique qu'on peut adresser au documentaire, c'est qu'il aborde Internet d'un point de vue vertical et non horizontal, il considère que l'utilisateur reçoit passivement d'en haut la technologie et le discours qui va avec. Or, on peut en douter : des stratégies d'évitement et de résistance existent, même s'il est vrai qu'elles ne pèsent pas lourd par rapport à la force de frappe des GAFA. A cet égard, on pense fortement au livre Asiles du sociologue Erving Goffman, qui étudie les stratégies d'adaptation des individus dans une institution quasi totalitaire, comme l'étaient les asiles durant les années 60.

Capture d'écran Netflix

Les créateurs d'Internet ne laissent pas leurs enfants devant les écrans

Ces stratégies d'évitement ou d'adaptation, nous les utilisons tous et toutes ! Ça peut être ne pas cliquer volontairement sur un lien commercial ou au contraire le faire pour soutenir un site qu'on aime et qui en a besoin, ça peut être financer via des plateformes participatives des promoteurs d'un Internet alternatif, ça peut encore être suivre des profils très variés sur les réseaux sociaux afin de ne pas rester coincé dans la fameuse bulle de filtres.

Ces petits gestes sont innombrables et le documentaire ne les présente que par le petit bout de la lorgnette, à la toute fin durant les crédits, comme autant de pansements (éteindre les notifications, ne pas cliquer sur les liens suggérés...) alors que ce sont des interstices de liberté essentiels pour l'individu. Faire de ces stratégies un angle d'attaque majeur du film aurait été bien plus bénéfique. Car ces grands entrepreneurs, ingénieurs, experts, sont comme nous : ils s'avouent dépendants des technologies mais ils mettent en place des garde-fous.

Au passage, le documentaire confirme une sorte de "rumeur" qu'on entend souvent : les créateurs de l'Internet actuel limitent l'accès aux écrans à leurs enfants, voire l'interdisent carrément. Une pratique intelligente que tout le monde devrait imiter, à commencer par réduire sa propre exposition aux écrans ! Leur utilisation excessive nuit à la santé mentale et physique, c'est indéniable, et le documentaire a le mérite de nous le rappeler. On est même un peu bêtement ému quand, à la toute fin, le chercheur en informatique Jaron Lanier s'extasie sincèrement : "Supprimez, lâchez ces bêtises ! Sortez, le monde est beau !"