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ALLONS ENFANTS DU PATRIMOINE - De Melody Nelson à Aux armes, etc., en passant par Love On The Beat, Gainsbourg a écrit une immense part de son oeuvre dans le salon du 5 bis rue Verneuil.

N'imaginez pas Gainsbourg vivant dans une vaste demeure, un manoir, un châtelet. Non, le 5 bis rue Verneuil à Paris a beau être un "hôtel particulier", ça n'est finalement qu'une petite maison familiale, comme le rappelle Charlotte Gainsbourg dans une interview au Figaro. "Au départ, ce sont d'anciennes écuries, ce n'est pas haut de plafond, ce n'est pas l'appartement haussmannien par excellence. Il y a une cuisine minuscule." C'est donc dans un espace aux dimensions humaines qu'il faut se représenter Gainsbourg au quotidien, à la différence près qu'il n'était pas minimaliste comme le réclame la tendance actuelle.

Le compositeur était plutôt du genre collectionneur maniaque et compulsif, accumulant des objets auxquels il attribuait une place longuement réfléchie et qu'ils ne devaient plus jamais quitter. Dans un reportage datant de 1972, Serge Gainsbourg et Jane Birkin évoquent leur vie à la maison. Serge se confie timidement : "Quand j'ai trouvé la place d'un objet, selon les rythmiques élémentaires du nombre d'or, il ne doit plus bouger." Photographe et ami de Gainsbourg, Tony Frank confirme sur France Culture : "Je me souviens que parfois, je me levais, je prenais un petit objet, je regardais l'objet puis je le reposais à un endroit un peu au hasard. Et dès que j'avais le dos tourné, Serge le remettait à sa place."

"J'ai vu la trace des fesses de Serge sur le canapé"

Peu d'espaces, mais beaucoup d'objets : Tony Frank se demande si c'est bien raisonnable d'ouvrir le lieu au public ! Et si les gens cassaient quelque chose, ou bien repartaient avec un souvenir ? Pas de panique ! Charlotte a déjà prévu les travaux nécessaires : agrandissement du sous-sol, ascenseur pour les personnes à mobilité réduite, rénovation de la cour, achat de locaux voisins pour la billetterie... C'est donc bien là qu'un futur musée ouvrira ses portes à la rentrée prochaine, dédié non pas à la musique de Gainsbourg mais à son cadre de travail, sa passion pour les objets de collection, son goût sûr pour les oeuvres d'art.

Depuis la mort de son père il y a trente ans, Charlotte Gainsbourg n'a quasiment touché à rien. Tout, ou presque, est resté en l'état dans la maison. En 2017, quand il pénètre à l'intérieur pour prendre quelques photos destinées à compléter un livre sur le 5 bis rue Verneuil, Tony Frank est ému, presque sous le choc. "Je suis rentré, puis, très bizarrement, sur le canapé, j'ai vu la trace des fesses de Serge sur le canapé. Il y a donc la marque de Serge qui est là." Il raconte encore à France Culture avoir aperçu un paquet de Gitanes entamé, un Zippo et un ou deux mégots de cigarettes dans un cendrier.

Il a fallu du temps pour que la chanteuse et comédienne tourne la page, pour qu'elle parvienne à redonner vie à ce qui était devenu un tombeau de pharaon. "Il faut que j'arrive à m'en détacher, confie-t-elle. Il faut que ce soit un lieu vraiment ancré dans le patrimoine parisien, que ce soit accessible". Une démarche d'autant plus logique que les passants et les fans de Gainsbourg s'étaient déjà appropriés depuis bien longtemps les murs de la maison en les constellant de messages et de graffitis dès les années 70 et 80.

Gainsbourg vu par ses voisins : "il est charmant ce garçon"

Il était même courant que des badauds sonnent chez la star et qu'il ouvre sa porte pour faire la conversation, signer un autographe, poser pour une photo. Dans un numéro de la revue Schnock, le photographe Franck Chevalier évoque la fois où, jeune novice, il est venu à l'improviste réclamer un cliché à son idole : alors qu'il fait le guet sur le trottoir d'en face, il aperçoit un clochard se poster devant la grille et recevoir un "Pascal", un billet de 500 francs, des mains de Gainsbourg...

En 1987, les caméras de M6 viennent rendre visite aux voisins de Gainsbourg pour un reportage saisissant, qui confirme à quel point l'homme était différent dans la vie de son image médiatique de provocateur. Dans la rue, une femme qui porte un balai ne tarit pas d'éloges : "Il est charmant ce garçon, tout le monde l'aime par ici". Plus loin, la gérante du pressing s'insurge contre son image de personnage cradingue en s'exclamant qu'il "n'est pas plus sale qu'une autre personne".

Mais le plus drôle reste l'intervention du primeur d'à côté, qui ignore sans doute que Gainsbourg, qui n'aimait pas son visage, avait acheté une sculpture intitulée L'homme à tête de chou pour en faire le point de départ d'un album au titre éponyme : "A chaque fois qu'il vient, il prend un chou... navette, carottes, que du légume ! Une fois j'y ai vendu UN p'tit pois." Et d'ajouter ce détail révélateur sur l'art du désespoir amusé chez Gainsbourg : "ça faisait quelques mois que Jane l'avait quitté, et un jour il entre dans la boutique et son tour arrivé, je lui dis - Alors Serge, un chou comme d'habitude ? Et il me répond : - Non, un demi !".