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JARDINS EN COMMUN - Qu'ils soient ouvriers, familiaux, ou simplement partagés, les espaces verts mis en commun sont indissociables de la démocratie, mais aussi de l'indépendance alimentaire.

La démocratie, on l'imagine souvent née dans la rue, sur le pavé, qu'on ne se prive pas d'arracher pour le jeter à la figure du pouvoir central et autoritaire, d'ailleurs. En revanche, on pense volontiers que les campagnes vivent au gré d'un cycle immuable et conservateur, formant un continent de petits propriétaires terriens tous omnipotents en leur royaume.

Que nenni ! La philosophe Joëlle Zask ne cesse de batailler pour que chacun revoie sa copie : aux origines de la démocratie était la ferme, familiale, commune et autogérée. C'est la thématique de son livre La Démocratie aux champs, qu'elle a par la suite étayée dans une tribune pour Le Monde intitulée "Le jardin partagé est la forme archétypale de la société démocratique et écologique".

Partager un espace, le gérer ensemble, le faire fructifier, c'est bien le coeur de l'activité des citoyens autant que celle des jardiniers. Dans un monde où les grandes sociétés, mais aussi les individus, tendent à privatiser la moindre parcelle d'espace public à l'abandon, cette question des "communs" devient fondamentale à double titre : nécessité de cultiver la démocratie, nécessité de cultiver la terre. A l'occasion de la sortie de son ouvrage "Ecologie et Démocratie" paru chez Premier Parallèle, nous avons pu nous entretenir avec la philosophe sur tous ces sujets.

"Aux Etats-Unis, la démocratie est née à la ferme, c'est une évidence historique"

18h39 : Contrairement aux idées reçues, vous avez développé la thèse selon laquelle la démocratie est née aux champs, à la ferme, et dans les jardins partagés. Comment avez-vous commencé à vous intéresser à cette question ?
Joëlle Zask : Dans les grandes révolutions démocratiques, 75 à 80% de la population est exclue, la population rurale et paysanne. Et je suis frappée par le discrédit qui pèse sur les paysans depuis cette époque, il n'y a pas d'épithète assez injurieux pour eux, jusqu'à aujourd'hui : on parle de bouseux, de cul-terreux... Ce sont des préjugés liés au physique, au prétendu égoïsme du paysan, au fait qu'il se consacre à des fonctions biologiques et pas intellectuelles. Il est penché sur son sillon, très terre à terre, limite bestial. Accroché à son lopin, comme un propriétaire à son trésor.

Comment une démocratie peut se déclarer telle en méprisant autant de gens ? Je suis spécialisée en philosophie politique américaine, et leur vision est totalement différente, c'est une philosophie agrarienne, la citoyenneté et l'esprit pionnier vont ensemble, il faut repousser les frontières vers le vaste outdoor, cultiver la terre et conquérir son indépendance à travers ce type d'activité. La démocratie est née à la ferme, c'est une évidence historique pour eux, elle n'est pas née à la ville ou à l'usine. Il existe des formes de vie pré-démocratiques millénaires, donc rurales. Même à la fin du XVIIIe siècle, la période de la Révolution française, la plupart des gens vivent à la campagne, pas à la ville. 

Un paysan de la Nièvre à la fin des années 40. © Jeanne Menjoulet / Flickr

Est-ce que ces origines rurales de la démocratie valent aussi pour la démocratie antique, qui s'est développée à Athènes et à Rome ?
La démocratie antique, la ville romaine et grecque, c'est une cité, pas une ville, ça englobe tout un paysage. Il y a des arbres, des champs et des potagers dans la ville. L'agora d'Athènes était plantée. Le forum romain démocratique accueille un terrain de 4 mètres sur 4, qui s'appelle l'aire du figuier, de l'olivier et de la vigne, il est là depuis la nuit des temps. Ces arbres symbolisent la nourriture humaine, la culture de la terre, le cycle des saisons.

Il faut bien se rappeler qu'en réalité, cette forme de démocratie directe, ancienne, ne se détachait pas de la question agricole. La démocratie, c'est une façon de cultiver les gens, comme l'agriculture cultive la terre. On se rend compte que partout où on a cessé de cultiver raisonnablement la terre, on a cessé de cultiver raisonnablement les gens. 

C'est ce que j'explique dans mon livre La démocratie aux champs, mais il y aurait une histoire plus vaste à faire de la paysannerie au Moyen-Âge, de comment elle s'organisait entre elle, avec quel système de représentation, avec quel appareil démocratique à petite échelle. Même un jardin partagé, c'est un gouvernement, sinon ce n'est pas un jardin partagé. Si quelqu'un se pointe et "dit je fais la loi", ce n'est plus un jardin partagé !

Les ruines plantées du forum romain aujourd'hui © Wikimedia Commons / Cassius Ahenobarbus
Des jardiniers militent pour la sauvegarde des jardins ouvriers d'Aubervilliers
Les jardins ouvriers d'Aubervilliers menacés de destruction par le PLU pour la construction d'un bassin d'entraînement des Jeux Olympiques. © Sauvons les jardins ouvriers d'Aubervilliers
Jardins ouvriers Aubervilliers destruction biodiversité
© Sauvons les jardins ouvriers d'Aubervilliers

Les jardins urbains ou péri-urbains ont produit une quantité énorme de nourriture

La justice a récemment suspendu la destruction des jardins ouvriers d'Aubervilliers dans le cadre des grands travaux pour les J.O. 2024, car l'urbanisation portera atteinte « à la préservation d'un noyau de biodiversité primaire ». Racontez-nous l'origine des jardins partagés, à quoi servaient-ils ?
Déjà, il existe plein de types de jardins, des jardins familiaux, des pédagogiques, des thérapeutiques, des ouvriers… Maria Montessori a été une pionnière des jardins pédagogiques pour les enfants. Les jardins partagés, ou jardins vivriers, ça existe depuis toujours ! On a retrouvé en Galilée des restes archéologiques qui témoignent de ça, il y a 20 000 ans au Néolithique. C'est une structure naturelle qui permet d'encadrer la responsabilité individuelle, offre une latitude d'actions et des usages communs.

Dans les jardins urbains, ça consiste en des réserves de semences, des boutures, de l'accueil des étrangers, du compost, des réserves de terre, de la formation, etc. Et puis l'administratif, car il y a toujours une espèce de charte. Ce n'est pas qu'ouvrier comme initiative. Les jardins partagés de la ceinture verte tout autour de Paris sont souvent dits "familiaux", d'origine plus catho, avec La Ligue du Coin de Terre et du Foyer, fondée par l'abbé Lemire en 1896. Il y a un côté un peu hygiéniste, on va faire le bien des ouvriers en les enrôlant dans des activités utiles. Il y a aussi le spectre de la guerre, la crainte de manquer de nourriture, l'envie d'autonomie.

Ces jardins urbains ou péri-urbains ont produit une quantité énorme de nourriture, ils ont un rôle économique majeur en termes d'indépendance alimentaire.

C'est intéressant car il y a cette idée qui revient beaucoup actuellement : Paris était quasiment autonome en alimentation au XIXe siècle grâce aux maraîchers, mais ce serait impossible aujourd'hui...
Ce n'est pas impossible ! Il y a énormément d'espaces cultivables en Île-de-France. Paris est très dense et privatise ses espaces vertes, mais il y a encore de la place. Regardez Les incroyables Comestibles, ils visent l'indépendance alimentaire alors qu'ils n'avaient rien, juste avec du jardinage urbain. Cette agriculture traditionnelle, elle nourrit les gens ! A New York, les jardins partagés ont redonné vie à des quartiers pauvres et abandonnés.

J'ai étudié la période soviétique, quand Staline veut supprimer les jardins partagés, cette ancienne organisation en Russie qui s'appelle le mir, un système de répartition et de distribution communautaire des terres. Quand il arrive au pouvoir, il s'engage dans la construction de la ferme collective, le sovkhoze et le kolkhoze, mais au bout de quelques mois, il est obligé de faire marche arrière : les paysans ont finalement le droit de conserver un lopin de terre, qu'ils vont alimenter grâce à des semences qu'ils détournent lors des marchés kolhoziens. C'est ce qui va sauver une partie de la Russie de la famine.

Le jardinage : une façon de prendre conscience de son impact sur la nature

Beaucoup de gens sont persuadés que les petites exploitations familiales, la permaculture, l'agriculture vivrière, ne peuvent pas nourrir la planète.
En fait, c'est l'agriculture industrielle qui ne nourrit pas les gens, elle crée même de la famine. Quand on lit les chiffres de la FAO [Food and Agriculture Organization of the United Nations, ndlr], il est dit que l'agriculture dite familiale et traditionnelle produit 70% des ressources alimentaires mondiales, en utilisant seulement 30% des ressources agricoles mondiales. Les trois quarts des exploitations familiales dans le monde font moins d'un hectare.

Mais ça a toujours été comme ça, dans une grande plantation, on fait pousser du coton et du tabac, ça ne nourrit pas les gens. La canne à sucre, ça ne fait bouffer personne, le café et le cacao non plus. Les grandes cultures ne sont pas alimentaires. La culture de rendements financiarisable, ce n'est pas à vocation alimentaire ! Le palmier à huile, le soja, le colza, ça nourrit les bêtes, l'élevage et les biocarburants. C'est de la monoculture ultra rentable, alors que la maraîchage, c'est diversifié. C'est un mensonge volontaire, de prétendre que l'agriculture industrielle nourrit les hommes. 

Dans votre livre "Démocratie et écologie", vous utilisez le concept d'expérience : pour continuer à faire l'expérience de la nature, l'homme ne doit pas détruire les conditions de cette expérience. Diriez-vous que le jardinage est la possibilité à petite échelle pour les gens de réaliser la conséquence de leurs actes sur la nature ?
C'est ça ! il y a une dimension expérimentale dans le fait de jardiner, mettre les mains dans la terre. Comme les enfants, il suffit de planter une graine de haricot dans un coton mouillé et on peut voir le changement qu'on provoque. A condition de bien s'en occuper, d'accompagner sa croissance.

Le jardinage urbain, ça fait que les gens prennent conscience qu'ils peuvent transformer leur environnement, le rendre plus proche d'eux, ça les responsabilise. On peut aussi imaginer transformer du mobilier urbain, comme à Montréal : les anciennes ruelles sont devenues des espaces qui se prêtent à une réutilisation, la vraie vie est dans la ruelle, elles sont plantées, désasphaltées. Il y a même des frigos et des bibliothèques, c'est un espace public caché, contrairement à ce qu'on pense généralement.

Le jardinage, c'est à la portée de tous, mais il existe une pléiade d'autres actions possibles sur notre environnement direct. A Marseille où j'habite, on avait le projet de tout repeindre dans notre rue, on s'y est tous mis, on est devenus les gardiens de notre rue. C'est une autre mentalité. On pense souvent le citoyen qui délibère, qui vote, qui pratique des activités désincarnées, mais on associe rarement la citoyenneté à l'entretien des lieux concrets, à la préservation de son environnement, voire à la recréation de lieux communs.

Et votre jardin marseillais, comment est-il ?
C'est une partie commune mais dont je bénéficie de la jouissance exclusive, c'est assez typique des communs. Tout pousse très bien car j'ai 45 m d'eau sous ma maison. L'eau à Marseille, c'est toujours caché, on peut trouver des puits partout, mais ils ont été ensevelis sous les gravats. Dans mon jardin, j'en ai deux ou trois.

Avec la terrasse, le jardin fait 70m2, c'est une vraie jungle, je plante des trucs que je trouve un peu partout, puis je gère la compétition. Mon travail principal consiste à couper, à enlever quand ça déborde... Tout a tendance à devenir envahissant, les arbres deviennent énormes, j'ai mis des bambous, un mimosa géant qui est vert toute l'année, des oliviers, un cyprès, un laurier, j'ai mis un espèce de lilas des Indes que je dois rabattre. C'est exposé en plein sud-est, donc c'est ensoleillé mais avec des zones ombragées par le grand acacia des voisins.