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SOBRIÉTÉ NUMÉRIQUE - Internet fait-il déjà partie du passé ? La question se pose chaque jour davantage dans un monde où les ressources s'épuisent.

Et si un jour votre smartphone ne captait plus, victime d'un tunnel sans fin ou presque ? Si vous deviez soudain vous passer d'Internet ? Pas de Facebook, pas de Netflix, pas d'Instagram, pas d'emails, pas d'applis pour dormir, s'informer, prendre un taxi, commander à manger... Le scénario n'est pas si fou, il est envisagé très sérieusement par des chercheurs spécialisés. Dès 2015, une théorie prédisait la fin d'Internet en 2023.

Pourquoi ? Parce qu'Internet pourrait devenir bientôt la première source de pollution dans le monde, et donc la plus gourmande en ressources énergétiques. C'est une infographie du média Qu'est-ce qu'on fait ? en partenariat avec l'ADEME (Agence de l'Environnement et de la Maîtrise de l'Energie) qui le dit. Dans ces conditions, et compte tenu de la vitesse à laquelle nos ressources disparaissent, les collapsologues nous préviennent : le monde ne restera pas numérique encore très longtemps.

Pourtant, en parallèle, rien ne semble arrêter la croissance folle du numérique autour de nous : 5G, intelligence artificielle, domotique... Un autre discours nous vante l'avènement et les mérites d'un monde surconnecté où tout serait à portée de clic, qu'il s'agisse de se faire ausculter par un médecin depuis son canapé avec son smartphone, de demander à un assistant vocal d'allumer les lumières chez soi, ou de régler sa box pour qu'elle ferme toute seule la maison à clé.

Smart City VS. écovillages : quel futur pour l'habitat ?

Alors, qui a raison ? Allons-nous vivre dans des écovillages solidaires, autosuffisants, et décroissants, où le numérique sera sobre, pour ne pas dire pauvre ? Habiterons-nous à l'inverse dans des "smart cities", à l'intérieur de maisons régies par des objets intelligents, capables de faire des diagnostics médicaux, de nous donner des infos en temps réel ou de réguler chaque dépense énergétique de la maison ?

Nous avons interrogé Alexandre Monnin, professeur en stratégie numérique à l'ESC Clermont, spécialisé dans les questions d'anthropocène et de sobriété numérique. Nous lui avons demandé si la révolution numérique avait vraiment pris le pouvoir et comment il était possible d'imaginer un monde sans Internet.

18h39 : Dans vos conférences, vous prônez la sobriété numérique, mais on a l'impression que la tendance est plutôt à la surenchère numérique, avec le développement de la 5G, de la 4K, de l'intelligence artificielle...
Alexandre Monnin : En effet, il y a cette idée répandue que le monde devient numérique. L'informaticien Gérard Berry, professeur au collège de France, a même intitulé en 2008 une de ses leçons "Pourquoi et comment le monde devient numérique". On a l'impression que c'est une évidence indiscutable, et que la question est comment s'adapter à cette révolution. Sauf que la réalité n'est pas si unilatérale.

Si vous allez à une conférence d'informaticiens, le monde présenté pour les années à venir ne ressemblera pas au monde à venir décrit par des climatologues ou des chercheurs en sciences sociales. Bref, il y a une multiplication des futurs incompatibles : impossible de concilier la collapsologie avec le monde futuriste de la smart city, de la blockchain, des objets connectés, de l'intelligence artificielle... Ce futur peut tout à fait mobiliser des chercheurs et des grands patrons mais il est irréaliste, ce qui ne veut pas dire qu'on ne va pas le faire, mais que ça ne va pas durer longtemps.

La langue française a l'avantage de distinguer le futur et l'avenir : les futurs sont ce qu'on projette, et l'avenir c'est ce qui nous arrive. L'idée que je défends, c'est que l'avenir va opérer un correctif sur cette multiplication et resynchroniser ces futurs divergents. L'enjeu pour moi, c'est que ce phénomène ne soit pas trop brutal.

Comment ça ?
Dans cette multiplication des futurs, il y a une impasse, car nous vivons au-dessus de nos moyens, et si nous aggravons la situation, le monde tel qu'on le connaît ne pourra pas durer. Actuellement, nous sommes au point où il faudrait déjà ne pas dégrader l'avenir avant d'apporter de fausses solutions technologiques.

Il faut même empêcher ces recherches et ces innovations, dont on sait qu'on ne peut pas les absorber, d'advenir pour ne pas dégrader la situation. Alors seulement nous pourrons aller vers la sobriété numérique.

Outre leur coût élevé en ressources, pourquoi ces innovations sont-elles problématiques pour vous ?
Hé bien parce qu'elles sont mortes-nées, elles nous arrivent en étant déjà obsolètes ! Si vous prenez l'exemple de l'Internet des objets, ça date des années 80, cette innovation a déjà 40 ans quand elle surgit concrètement dans nos vies. La question est : a-t-on vraiment besoin aujourd'hui d'une technologie vieille de 40 ans et qui n'est pas adaptée à notre ère d'effondrement écologique ?

Les "nouvelles technologies", le numérique ou même l'intelligence artificielle, sont presque toutes nées juste après 1945, elles sont en déphasage total avec la situation actuelle, qui est critique. C'est facile de penser qu'on est dans une révolution numérique, on le sait, on se prépare, on est installé à l'intérieur. En réalité, c'est bien plus difficile d'affirmer et penser que c'est une révolution avortée par un mouvement de fond qui est l'anthropocène, c'est-à-dire l'empreinte écologique durable de l'homme sur son environnement.

"La 5G, c'est le compteur Linky puissance mille"

Les GAFA, Google, Amazon, Facebook et Apple, sont pourtant très engagés dans la lutte contre le réchauffement climatique, ils clament haut et fort se tourner vers les énergies vertes.
Et ce n'est pas faux, la plupart de leurs serveurs reposent sur une énergie décarbonée. Les data centres, ces hangars où sont stockés toutes les données du monde, sont alimentés de plus en plus par de l'énergie renouvelable. Sauf que ça n'empêche pas la dépense énergétique de ces centres de d'augmenter en flèche !

Surtout, c'est une solution trompeuse : la part du renouvelable dans le mix énergétique mondial ne bouge pas et il est limité, ce qui veut dire que ces acteurs s'approprient de manière croissante la part du renouvelable dans le monde pour alimenter leurs data centres. Par conséquent, ils ne font que déplacer la part d'énergie carbonée vers d'autres secteurs.

Si on regarde la dépense énergétique annuel du numérique, c'est une croissance de 9 % par an ! C'est gigantesque. On dit parfois que le numérique permet des économies d'énergie, de dématérialisation ou d'impact sur l'environnement, on pourrait presque dire que oui, sauf dans un domaine : le numérique lui-même ! Il n'y aura pas de dématérialisation, car il faut chercher toujours plus de matières premières qui demandent un investissement énorme.

Alors comment faire pour favoriser cette sobriété numérique dans notre quotidien ?
Il faut donner des leviers d'action à ceux qui veulent agir mais ne peuvent pas. Quand on va parler à des grands chefs d'entreprises, à des politiques, à des ingénieurs, ils partagent souvent notre constat mais confient ne rien pouvoir faire. Il faut leur donner des moyens collectifs, institutionnels et démocratiques de gérer au mieux ce basculement vers la sobriété numérique.

Déjà les luttes vont s'accélérer à travers le développement de la 5G, car des ingénieurs se rendent compte que ce n'est pas une bonne idée, les coûts sont trop élevés et ça veut dire 20 fois plus d'antennes partout, c'est une polémique Linky puissance mille. Dans le contexte actuel, aller chez les gens, installer un compteur Linky et des antennes 5G, ça peut déboucher sur une accélération des mouvements anti-numériques. 

Autre exemple : l'obsolescence programmée. Est-ce vraiment efficace sur le plan environnemental ? Si je change moins souvent mon smartphone et que j'utilise l'argent économisé pour aller à Ibiza en avion, je vais exploser mon bilan carbone. Plus on économise, plus on dépense. Une solution serait de programmer l'obsolescence de manière démocratique, ne pas renoncer individuellement à un produit dont on est dépendant, mais chercher comment collectivement on peut renoncer à la lignée technologique du smartphone.

Dans ces conditions, les éco-gestes sont-ils utiles ? 
Vaste question… En tout cas, c'est inefficace de culpabiliser les gens au niveau individuel, même si on peut toujours commencer par des éco-gestes si on veut changer les choses. Mais plus on rend les gens dépendants au numérique, moins ça a de sens de leur demander de se déconnecter, c'est un peu comme donner une sucette géante à quelqu'un en lui disant de ne pas augmenter le taux de glucose dans son sang…

Collectivement, la résistance au Linky ou à la 5G peut engendrer une défiance vis à vis du numérique, qu'on commence à voir poindre. L'image même d'Internet a changé radicalement : avant, c'était une image utopique et optimiste, associée aux logiciels libres, à Wikipedia, alors que c'est désormais plus proche d'un épisode de la série Black Mirror...

Un autre levier intéressant serait d'imaginer une convergence entre ces mairies qui prennent des arrêtés contre les pesticides et celles qui veulent des arrêtés de déconnexion, des zones low tech pauvres en numérique. Il faut essayer de faire émerger un front commun, pas juste de démodernisation, pas juste une ligne de fracture entre anti et pro-progrès, mais simplement trouver des leviers pour continuer à subsister de manière correcte.

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