| |

TÉMOIGNAGES - Pâtissier, réceptionniste, infirmière, ils doivent gérer un quotidien désynchronisé par rapport à celui de leurs proches. Voici leurs solutions pour bien le vivre, jusqu'à un certain point. 

Il est 14 h, ce mardi de janvier. Denis vient de rentrer de la pâtisserie où il est employé et prend le temps, malgré la fatigue, de nous parler son quotidien. Lorsqu'il raccrochera le combiné, à l'heure où d'autres reprennent le travail après la pause déjeuner, il ira se coucher. À moins qu'il ne prenne la route pour Marseille ? 

Car le pâtissier attend un autre appel et une bonne nouvelle : “Ma fille va peut-être accoucher ce soir, on sera fatigués, mais il faut y aller !”, nous raconte-t-il, enthousiaste. Il fera alors l'aller-retour dans la soirée, et retournera directement prendre son poste, à 3 heures du matin. 

À 53 ans, Denis a l'habitude des très courtes nuits. Après des passages dans diverses activités, il est revenu à son métier-passion, celui qu'il avait commencé à 14 ans. Pour partager les événements importants avec ses proches, que ce soit le réveillon, ou comme aujourd'hui, une naissance, il compte sur sa résistance. 

Comme lui, beaucoup de Français-es doivent jongler entre leur vie familiale et des horaires de travail en décalé - c'est-à-dire tout ce qui n'est pas compris entre le lundi et le vendredi, de 9 h à 20 h. En 2018, 10,4 millions de personnes, soit 1 salarié-e sur 4, ont travaillé au moins une fois le soir, la nuit ou le week-end au moins une fois par mois, d'après une étude de la Dares, le service de statistiques du ministère du Travail.  

Comment gérer l'intendance ? Comment s'organiser pour passer du temps avec ses proches ? Et surtout, comment tenir le coup lorsque cela se répète toutes les semaines, tous les jours ?

Vivre à 300 % ses horaires décalés

Ce rythme de vie a bien sûr quelques avantages, en dehors du salaire parfois plus important de nuit que de jour. 

Julie, 35 ans, a adoré travailler le soir dans la restauration, particulièrement quand elle a commencé en Australie. “Au début, on s'en fiche d'être à l'envers de tout le monde. Je le vivais à 300 %, car il y avait moi, moi, moi. Quand on est jeune et célibataire, on peut sortir avec ses collègues le lundi après-midi. Aller au cinéma ou faire mes courses le mercredi à 14 heures, il n'y avait pas du tout de problème”, se souvient-elle. Pour elle, les horaires en décalé, c'était d'abord une vie trépidante, des équipes soudées et une bonne dose de liberté. 

Et avec des enfants ? Contrairement à ce que l'on pourrait penser, cela peut aussi s'avérer pratique, du moins un certain temps. C'est pour son fils et sa fille que Laure, 38 ans, a demandé un poste d'infirmière de nuit. 

Pendant quelques années, elle rentrait à 7 h du matin, les réveillait et les préparait jusqu'à ce que son conjoint les emmène à l'école. Elle pouvait alors dormir un peu, avant d'aller les chercher en fin d'après-midi et de passer la soirée en famille, jusqu'à 21 h. 

Un partage des tâches plus compliqué

Sur le papier, l'organisation semble parfaite. Mais il y a un hic. “Pour mon conjoint, c'était normal que je fasse tout à la maison, parce que j'y restais toute la journée. Avant que je ne travaille de nuit, les tâches étaient un peu plus partagées”, raconte l'infirmière. 

Pour pouvoir tenir sur le long terme, l'investissement de son ou sa partenaire peut donc s'avérer décisif. Denis, le pâtissier, reconnaît volontiers que sa femme gérait la maison et les enfants quand ils étaient petits : “J'étais plus un fantôme, soit au travail, soit en train de dormir.Pour compenser, il s'occupait d'eux différemment, en les accompagnant au cinéma même quand il était fatigué le week-end par exemple, et plus tard, en les aidant à déménager et en les soutenant financièrement.

Même si la volonté est là, pas toujours facile d'accorder son rythme avec celui de son entourage. De retour en France, Julie a continué à travailler de nuit comme réceptionniste, tandis que son compagnon avait un emploi du temps classique. Ils ne faisaient plus que se croiser et ils n'avaient pas les mêmes besoins aux mêmes moments. “Moi, j'étais en repos le mardi et le mercredi. Le week-end, c'était le milieu de ma semaine, j'étais à fond, alors que mon conjoint avait envie de repos”, raconte-t-elle. 

À l'inverse, rentrer du travail le soir en pleine semaine, et voir son compagnon ou sa compagne en pyjama peut avoir quelque chose de frustrant. “Il faut de la compréhension dans les deux sens”, estime Julie. 

Surtout avec un planning irrégulier qui empêche de prévoir à l'avance son emploi du temps. “Je n'avais aucune emprise sur mon quotidien, témoigne-t-elle. Je ne voyais plus du tout mon conjoint et il fallait faire un choix. Si je continuais dans ce travail, ok on allait être ensemble, mais comme colocataires.” 

Avec les amis et le reste de la famille, difficile aussi de répondre aux invitations le soir et le week-end. En journée, ce sont eux qui ne sont pas disponibles. Au final, Laure s'occupe chez elle, “c'était des activités assez solitaires”. Dans son quartier, les salles de sport ne proposent pas d'activités pour les adultes l'après-midi.

Tant qu'on a la santé  

Mais le plus difficile, on y vient, c'est bien le manque de sommeil. Avec le temps, pour Laure, les conséquences se font sentir : “J'essayais de garder le plus d'heures réveillées dans la journée, de ne pas me lever après 14 h. Mais je me suis rendu compte que j'étais assez fatiguée tout le temps. Et même les jours où je ne travaillais pas, mon cycle était décalé, je n'arrivais pas à m'endormir avant 4 h du matin. J'avais plus de trous de mémoire qu'avant aussi.

Le travail de nuit comporte plusieurs risques pour la santé, pointés du doigt par l'Anses (l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail) dans un rapport publié en juin 2016 : troubles des performances cognitives, surpoids, cancers, hypertension artérielle… 

Selon la loi, le recours au travail de nuit doit rester exceptionnel et se limiter "aux seules situations nécessitant d'assurer les services d'utilité sociale ou la continuité de l'activité économique", note l'Anses. Mais ce rapport rappelle aussi que 15,4 % des salariés, soit 3,5 millions de personnes, travaillaient de nuit en 2014, soit presque deux fois plus qu'il y a 20 ans. 

Pour toutes ces raisons, quand elle en a eu l'occasion, Laure, notre infirmière, a changé de poste. Elle travaille toujours en décalé, mais de 7 h à 14 h ou de 13h45 à 21h30. Julie aussi a quitté son emploi de réceptionniste. À force de ne pas trouver d'accompagnement et de rechercher seule des solutions pour ne plus abîmer sa santé, elle a décidé de devenir coach pour les travailleurs et travailleuses décalées et de faire profiter de son expérience sur sa chaîne Youtube "Décalés, et alors !"

Elle conseille de reprendre les choses à la base, avec une bonne hygiène de vie, “un peu comme monsieur et madame tout le monde, mais à un niveau plus, plus, plus”. Reste bien sûr à l'adapter à son emploi du temps particulier : s'obliger à planifier des moments pour faire un peu de sport, s'organiser pour ne pas avoir un frigo vide quand on rentre à 23 h, tout simplifier au maximum pour ne pas s'épuiser… 

Côté santé, pour Denis, “tout va bien”. Ce qui lui permet de tenir : le confort de “pouvoir finir le mois tranquille sans trop se gratter la tête”, le soutien de sa femme, et leur cadre de vie, au soleil de Toulon. “On ne va pas dire qu'on est en vacances toute l'année, mais quand on a un peu de temps libre, on peut aller au bord de la mer ou faire un tour de bateau.” Avec tout ça, il espère continuer ainsi jusqu'à la retraite “en pas trop mauvais état”. À moins que… “Vous savez, il peut y avoir des opportunités... je gagne au Loto et c'est fini !”