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REPORTAGE - C'est le plus grand immeuble construit en autopromotion en France. Ses habitants en ont dessinés les plans et ont financé ensemble sa construction.

Christophe n'aurait jamais cru qu'il se lancerait un jour dans l'aventure de l'habitat participatif. "On dirait une secte , ils passent tous leurs week-ends ensemble", avait-il lancé à sa femme Keltoum au retour d'une réunion organisée par les habitants d'Eco-Logis, le premier immeuble de ce type à Strasbourg. Hors de question pour lui de fonder une nouvelle famille avec ses voisins.

Et pourtant les voici tous les deux en plein emménagement dans K'Hutte, le plus grand immeuble construit en autopromotion en France. Le principe de ce nouveau mode de financement : les copropriétaires se regroupent pour investir ensemble et faire construire leur nouveau lieu de vie.

Christophe et Keltoum sont donc les heureux propriétaires d'un des 23 appartements qui composent le bâtiment de quatre étages. À chaque niveau, une grande allée dessert des avancées individuelles vers les logements. Ici, on vit ensemble, mais chacun chez soi.

Le chantier, situé à la place de l'ancienne cannetterie des Brasseries Kronenbourg à Strasbourg, vient juste de s'achever. Sous le soleil de plomb de ce mois de juillet, le couple monte les derniers cartons, pendant que les ouvriers terminent d'installer les meubles de la cuisine.

Christophe et Keltoum emménagent dans l'appartement qu'ils ont dessiné eux-même.

Christophe et Keltoum emménagent dans l'appartement qu'ils ont dessiné eux-même. © Lisa Hör

Ce qui a finalement convaincu Christophe et Keltoum, 43 ans tous les deux, c'est la grande liberté dont ils ont disposé. "Quand on a rejoint le projet, il y a quatre ans, on pouvait choisir l'étage, la surface et la forme de l'appartement", raconte la jeune femme. Dans l'immeuble, les logements, comme les balcons, sont tous différents les uns des autres.

Logements sur mesure et espaces communs

La possibilité de dessiner son appartement : voilà le premier argument employé par Bertrand Barrère, assistant à la maîtrise d'ouvrage. Quand il se lance dans l'aventure en 2010 avec Arnaud Keller, son associé de la société Unanimm, il démarche des particuliers qui n'ont jamais entendu parler d'autopromotion.

Ensemble, ils ont dû user de pédagogie pour en faire connaître les avantages. "Les acquéreurs de lot sont en même temps les associés de la société qui fait construire le bâtiment. Ils ont donc accès à la totalité des comptes de l'opération, en toute transparence", détaille Bertrand Barrère. Les lots ont été vendus à chaque copropriétaire à prix coûtant, entre 2 850 et 3 600 euros le mètre carré, selon l'étage.

Le groupe s'est soudé au fur et à mesure des réunions, où tout a été décidé en commun, de la forme du bâtiment aux matériaux employés. Et rapidement, les futurs propriétaires se sont mis d'accord pour prévoir des espaces partagés : une salle commune et une grande terrasse sur le toit, une laverie avec deux machines à laver à partager, et une salle de bricolage.

Pas de désaccord pendant les réunions, les discussions se sont très bien passées. Même si les acquéreurs de lots ont dû faire quelques concessions. "On aurait aimé une façade en bois des Vosges, ce qui n'a pas été possible à cause des normes de sécurité, se souvient Keltoum. Mais l'architecte, Yves Grossiort, nous a trouvé de magnifiques encadrements de fenêtres".

Le plus difficile finalement aura été de patienter pour voir l'immeuble sortir de terre. Contrairement à la promotion classique, impossible de lancer le chantier sans que tous les logements ne soient vendus. Une fois cette étape franchie, le temps de construction est le même que pour n'importe quel immeuble.

Alors Bertrand Barrère et son associé ont ratissé large : "Nous avons regroupé aussi bien des propriétaires occupants que des gens qui voulaient investir pour de la location, ou encore des professionnels et des associations qui recherchaient un local. C'est assez atypique dans le paysage de l'habitat participatif."

Un projet à dimension sociale

Jean Ruch a beaucoup contribué au succès de K'Hutte. Avec sa société Familles Solidaires, il faisait partie des premiers acquéreurs. Et c'est lui aussi qui a acheté le dernier lot, ce qui a permis de lancer les travaux. Son ambition ? Offrir aux personnes handicapées à la suite d'accidents vasculaires cérébraux des logements adaptés à leurs besoins, loin des institutions spécialisées.

Ces "logements extraordinaires en milieu ordinaire" sont une chance pour les personnes handicapées et leurs familles. "Il y a 100 000 places en établissement disponibles pour six millions de personnes handicapées en France, explique le président de l'association, Jean Ruch. 95% des personnes cérébro-lésées doivent retourner vivre chez leurs parents."

L'un des deux appartements dans lesquels l'association de Jean Ruch a investi.

L'un des deux appartements dans lesquels l'association de Jean Ruch a investi. © Lisa Hör

Cinq personnes handicapées emménageront donc ici et retrouveront une autonomie en toute sécurité. Des auxiliaires de vie se relaieront à leurs côtés 24 heures sur 24, dans le bureau prévu au sein de la colocation.

Quant au bâtiment, il est entièrement adapté pour accueillir ces futurs habitants. Par exemple, aucun des appartements ne comporte de seuil, pour permettre le passage des fauteuils roulants.

Ces décisions ont été prises naturellement par les copropriétaires. "On voulait cette mixité sociale dans l'immeuble, c'est une vraie petite société que nous avons recréée", raconte Keltoum.

Une petite société qui partage le même état d'esprit : solidaire... et proche de la nature. Sur le toit, chacun pourra planter fleurs et légumes dans les bacs partagés. Christophe et Keltoum, eux, ont déjà prévu d'installer une ruche. Rendez-vous à la première récolte, pour voir comment s'organise la vie dans cette cahutte pas comme les autres.