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ENTRETIEN - Dans sa dernière BD, la dessinatrice Emma s'intéresse à la charge émotionnelle, pendant affectif de la charge mentale.

Elle avait créé un tsunami en 2017 à la sortie de sa BD Fallait demander, consacrée à la charge mentale  des femmes, ou le fait de devoir tout anticiper et planifier.

La dessinatrice Emma est de retour, avec un troisième tome intitulé La charge émotionnelle, et autres trucs invisibles (Ed. Massot, 2018).

Cette fois, elle illustre les mécanismes qui font que les femmes s'occupent plus souvent des parents vieillissants ou passent leur temps à décrypter les besoins affectifs de leur conjoint.

Selon elle, cela a des conséquences sur les relations femmes-hommes et le partage des tâches à la maison.

Nous avons rencontré Emma chez elle, dans son appartement près de Paris, pour comprendre.

Votre troisième BD s'appelle “la charge émotionnelle”, qu'est-ce que c'est ? En quoi cela diffère-t-il de la charge mentale ?

Emma : La charge mentale, c'est l'organisation des tâches ménagères pour les femmes. Pas le fait de les faire mais de les planifier et d'y penser tout le temps.

Tandis qu'avec la charge émotionnelle, on est davantage dans l'affection, dans le fait d'essayer en permanence de détecter, anticiper les besoins affectifs et matériels des autres pour s'y conformer.

Comment est-ce que cela se traduit au quotidien pour les femmes ?

Cela veut dire organiser l'environnement pour qu'il soit confortable, agréable. Dans le couple, la famille ou l'environnement social, ce sont généralement les femmes qui vont prendre et donner des nouvelles de la famille et de la belle-famille, alors que les hommes se déchargent de ce travail-là.

La compagne supporte cette charge de manière presque automatique : on va garder contact avec des amis, organiser des soirées à la maison, prévoir un cadeau, acheter des choses que son compagnon aime manger ou anticiper ses besoins. Faire en sorte qu'il se sente bien.

Mais cela veut aussi dire modifier notre attitude pour mettre les autres à l'aise, même si cela implique de revenir sur notre personnalité et notre propre confort.

Une empathie qui a des conséquences sur la répartition des tâches à la maison...

Oui, au niveau des tâches ménagères, les femmes vont avoir tendance à détecter quand leur conjoint est fatigué ou soucieux.

Du coup, elles vont prendre d'elles-mêmes plus de charge mentale, plus de tâches ménagères, pour le soulager sans se demander si elles ne sont pas au bord de l'épuisement, elles aussi. Il y a un lien très étroit entre la charge émotionnelle et la charge mentale.

Vous parlez même de travail gratuit pour désigner cette surcharge mentale et émotionnelle.

Toutes les tâches de soin, qu'elles soient affectives ou psychologiques, sont largement effectuées par les femmes. Cela va être s'occuper des enfants, des parents quand ils commencent à vieillir, gérer les tâches ménagères et les exécuter.

Le piège, c'est qu'on nous dit que c'est naturel, que c'est instinctif chez les femmes et que ça ne nous coûte pas d'effort et donc ça ne mérite pas d'être payé, de donner droits à des congés, à des arrêts maladie.

Les inégalités salariales et de carrière peuvent s'expliquer parce qu'une grande partie de l'esprit des femmes est occupé à faire des choses invisibles qui ne sont pas payées.

D'où vient ce sentiment de responsabilité ?

De l'éducation ! On encourage très tôt les petites filles à être souriantes, à ne pas être trop turbulentes, à se conformer à l'attitude que les autres attendent d'elles, alors qu'on va encourager les garçons à dépasser les limites, à sortir des cases, à prendre plus de place.

Ce sont des conditionnements qui se font très tôt, on l'intègre et quand on est adulte ça devient automatique, ça prend beaucoup de temps à déconstruire.

Vous l'avez vous-même expérimenté ?

C'est clairement du vécu ! Mais c'est quand je suis tombée sur une BD qui s'appelle “Les sentiments du Prince Charles” de Liv Strömquist, que j'ai pris connaissance du concept de “pouvoir de l'amour”.

Expliquez-nous cette notion de “pouvoir de l'amour” !

Les femmes expriment leur amour en étant attentives aux autres, en remarquant leurs besoins. Cela peut paraître un peu futile mais la sociologue Anna Jonasdottir explique que c'est ce qui permet de nous sentir exister, nous donne de l'énergie, de la confiance.

Mais cette relation n'est pas réciproque. Les hommes se sont nourris de cette empathie, sans la retourner à leur compagne. Cela a  contribué, historiquement, à ce que les hommes deviennent de grands artistes, cuisiniers, entrepreneurs.

Alors qu'est-ce que les hommes peuvent faire ?

J'appelle les hommes à se poser la question, essayer de prendre deux minutes pour savoir ce qu'ils pourraient faire pour l'autre. Est-ce qu'elle a passé une bonne journée ? Est-ce que je ne peux pas prendre rendez-vous chez le médecin moi-même ?

En ce qui concerne la grossesse aussi : pourquoi ne pas acheter des bouquins d'éducation sur la grossesse, pour prendre une part de cette place que les femmes occupent quasi exclusivement toute seule ?

Je ne dis pas que ça va marcher tout de suite car les femmes ont l'habitude d'être à cette place, mais il faut continuer à insister pour rééquilibrer les choses.