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ENTRETIEN - Dans Les femmes aussi sont du voyage, la journaliste explore la littérature de voyage, pour inciter celles qui n'oseraient pas encore à prendre le départ.

Les femmes ont dû longtemps se travestir pour pouvoir s'embarquer sur un bateau. Au 18e siècle, la botaniste et exploratrice Jeanne Barret s'est coupé les cheveux et s'est fait appeler Jean pour rejoindre l'expédition de Bougainville. Beaucoup plus près de nous, l'aventurière Sarah Marquis s'est "déguisée en homme" pour ne pas se faire remarquer lors de ses grandes traversées à pied.

Aujourd'hui, les femmes ne sont théoriquement plus prisonnières du foyer. Elles sont davantage libres de voyager, mais sont-elles pour autant libres pour voyager ? Il reste des chaînes à briser en nous, suggère la journaliste Lucie Azéma, avec son livre Les femmes aussi sont du voyage, l'émancipation par le départ, à paraître chez Flammarion le 10 mars 2021.

Ce livre se dévore d'une traite et donne envie, si tôt refermé, de partir sur les traces des grandes exploratrices. Loin des faits d'armes romancés et de la conception viriliste de l'aventure, celle qui part à la conquête de l'autre, Lucie Azéma nous invite à explorer notre liberté pour nous mêmes. Du plaisir d'arpenter la ville le nez au vent, à celui de se créer un nouveau chez soi de l'autre côté de la planète.

18h39 : Vous racontez comment l'aventurière Alexandra David-Néel a renversé le mythe d'Ulysse, qui dans l'Odyssée, voyage pendant que sa femme Pénélope l'attend. Au début du 20e siècle, David-Néel a parcouru la Chine, l'Inde, le Tibet... pendant 15 ans, tandis que son mari restait à la maison. Est-ce que cette histoire est encore exceptionnelle aujourd'hui ?

Lucie Azéma : À son époque, c'était vraiment exceptionnel, mais je pense que c'est encore très rare aujourd'hui. Dans les couples d'expatriés, on voit encore beaucoup le cas de figure où ce sont les femmes qui suivent leur compagnon. Il est rare que les femmes partent seules en laissant l'homme avec les enfants. À l'inverse, des hommes qui partent et laissent la famille et le foyer, on en a beaucoup.

David-Néel n'avait pas d'enfant. Est-ce que la maternité est encore un obstacle majeur au voyage ?

Historiquement, il y a eu très longtemps une tension entre voyage et maternité. Les voyageuses ont refusé d'être mères, elles étaient seules, voulaient être libres et sans aucune obligation. Maintenant, il y a de plus en plus de femmes et de familles qui voyagent avec des enfants. Toutes les possibilités sont ouvertes.  

La question de la sécurité quand on voyage seule et qu'on est une femme est centrale. Vous racontez que, d'après votre expérience, il y a un grand décalage entre les mises en garde et la réalité. Alors, finalement est-ce que voyager seule pour une femme, c'est plus dangereux que de voyager seul pour un homme ? 

Pour moi, la sécurité des femmes est en danger où qu'elles soient. Ce n'est pas plus dangereux d'être au bout du monde qu'à Paris. Le harcèlement de rue est très répandu et Paris est pointée comme une ville où les femmes ne sont pas tranquilles.

La question de la peur, c'est celle que l'on on pose toujours aux femmes. C'est fait sous couvert de bienveillance : "Tu es courageuse de partir seule". Mais résultat, elles remettent en question leur choix, alors que les hommes aussi ont des problèmes de sécurité, ils peuvent se faire voler leurs affaires ou tabasser.

Aujourd'hui, les femmes ne sont plus enfermées à double tour pour ne pas voyager, en France en tout cas. Mais la peur prend la fonction sociale de l'enfermement. Les femmes ont moins envie de voyager ou de sortir par peur. Le verrou est dans la tête. 

Vous auriez un conseil pour les femmes qui hésitent à partir ?

Je pense que les femmes sont tellement élevées dans cette peur... On a toutes des mauvaises expériences à l'extérieur, on sait s'adapter, on a des techniques. Depuis l'enfance, on a appris à se protéger. Le truc des écouteurs sans musique dedans on l'a toutes fait. J'ai longtemps eu une bombe de laque dans mon sac en guise de bombe lacrymo. Les femmes n'ont pas besoin de conseil là-dessus, on sait toutes gérer ça ! On est sur le qui vive tout le temps.

Dans votre livre, vous parlez des grandes flâneuses et l'importance des flâneries, ces promenades sans autre but que d'observer et de rêver. Ça veut dire qu'on peut expérimenter la liberté du voyage en flânant autour de chez soi ? 

C'est très subversif pour une femme de flâner dans sa propre ville, où elle n'est pas une étrangère. À l'étranger, les cartes sont rebattues, on doit se débrouiller car on n'est personne. Mais oui, c'est déjà très transgressif pour les femmes de flâner autour de chez soi.

On sent bien qu'on n'est pas vraiment à notre place, ça se matérialise par le harcèlement de rue. Même en France, la nuit est un espace très très masculin. C'est difficile de flâner et d'être dans une oisiveté complète, souvent quelqu'un va venir vous aborder. J'ai beaucoup lu dans des lieux publics et ça m'est arrivé très souvent qu'on vienne me parler pour me donner un avis sur mon livre, souvent négatif en plus.

Ça enlève de la liberté d'esprit. Flâner est encore un privilège masculin aujourd'hui en France.

Dans la deuxième partie de votre livre, vous évoquez  longuement le plaisir de séjourner dans "une chambre à soi", comme l'écrivait Virginia Woolf, mais à l'autre bout du monde. C'est ça finalement l'objectif du voyage, de trouver "une maison loin de la maison" ?

Oui, complètement. Ce bonheur d'avoir un espace loin, dans lequel on a nos habitudes, nos objets qui nous rappellent quelque chose... Même dans les chambres d'hôtel, on a toujours des souvenirs. C'est un sentiment extraordinaire, j'adore les lieux où l'on va dormir à l'étranger.

Que les femmes soient reléguées à l'espace du foyer ne veut pas dire qu'on y a une intimité. Il y a les enfants, un mari avec qui on peut ne plus s'entendre, les tâches à accomplir... La chambre à l'étranger, c'est l'oisiveté. On peut lire rêver, dormir, tout ce qui fait le bonheur de la vie !

Récits de voyageuses à dévorer