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MODE DE VIE AUTONOME - Issu de la permaculture, le concept de paysage comestible vise à franchir un cap vers l'autosuffisance alimentaire.

Agriculture bio, consommation locale, commerce équitable... Les circuits de production et de distribution de l'agro-alimentaire ont beaucoup évolué ces dernières années. Mais ce n'est qu'un début ! Aujourd'hui, la tendance, c'est de se réapproprier son alimentation directement.

En France et un peu partout dans le monde, le concept de Guérilla Green pousse par exemple les urbains à recouvrir leur ville de plantes, de légumes, d'arbres fruitiers... Les guérilleros et guérilleras sèment des graines un peu partout sans autorisation et cultivent là où l'homme laisse du vide à la nature pour s'exprimer.

Cette démarche rejoint le concept de "jardin comestible", qui commence à essaimer lui aussi depuis plusieurs années. Un couple d'Anglo-saxons exilés dans une ferme du sud de la France, Andy et Jessie Darlington, travaillent sur le sujet depuis 35 ans. Aujourd'hui, ils dispensent des formations à partir de leur site Paysages comestibles et répandent la bonne parole un peu partout, notamment sur 18h39.

18h39 : D'où vient ce concept de paysage comestible ? Est-ce qu'il est synonyme de permaculture ou est-ce juste une branche ?

Andy Darlington : Ce n'est pas synonyme de la permaculture, car on peut appliquer la permaculture à des domaines divers et très vastes ! Mais oui, c'est une branche qui a ses origines aux Etats-Unis, depuis l'époque des premiers jardins individuels transformés en oasis.

Dans les années 80, il existait déjà des livres sur le paysagisme comestible [edible landscaping en anglais, ndlr], nous avons repris ce concept, en l'adaptant sur des terrains plus grands, à l'échelle de notre ferme en autonomie, mais aussi autour de nous : pendant plus de 15 ans, nous avons exercé une activité de paysagistes pour les agriculteurs, nous avons vendu des arbres de notre pépinière, et nous avons planté des jardins comestibles pour les particuliers et les collectivités. 

Un monde microscopique à préserver

Est-ce que le paysage comestible réclame une grande connaissance en agroforesterie, horticulture et botanique ?

Pas besoin de connaissances poussées, il faut surtout commencer à jardiner, semer des noyaux de pêche, planter des fruitiers et des arbres à noix, puis s'armer de patience. Les connaissances viennent à mesure qu'on fait des recherches, on finit par comprendre qu'il faut semer les légumes au pieds des arbres, par exemple.

Est-ce que vous avez quand même des petits conseils à nous donner pour débuter ?

C'est vrai qu'il vaut mieux connaître quelques astuces pour favoriser la vie du sol et les mycorhizes, ces associations entre les racines d'une plante et un champignon, qui permettent une symbiose durable entre espèces. Il faut éviter tout pesticide et faire confiance à la nature : s'il y a des mauvaises herbes, c'est parce que le sol cherche à s'équilibrer ! Les insectes et les maladies proviennent d'un déséquilibre dans les plantes dû à un stress ou à des carences dans le sol.

Je recommande d'éviter l'eau chlorée, car le chlore tue les microbes et le sol en est plein, il y a plus de microbes dans une cuillère de bonne terre que d'animaux sur la planète ! Il faut prendre conscience de l'existence de ce micro-monde et le soigner, car il travaille pour vous. Les vers de terre, par exemple, déplacent la terre en creusant tous les jours, ils remuent 64 tonnes par hectare dans un sol vivant, ça évite pas mal de boulot pour le jardinier...

Les champignons aussi sont vitaux, ils rendent accessibles les nutriments aux plantes. Certains nettoient la matière morte ou malade, d'autres promeuvent la croissance. Mais pour que votre sol soit correctement colonisé par les mycorhizes, il faut du temps et de bonne conditions, notamment la présence d'arbres. Les meilleurs résultats viendront seulement au bout de quelques années, donc il faut cultiver avec une approche sur le long terme. En résumé, plantez des arbres !

Andy et Jessie Darlington dans leur ferme de l'Aude en Occitanie (capture d'écran YouTube)

Jardins comestibles, une culture du partage

Quels exemples simples pouvez-vous donner de paysages comestibles qui donnent envie au lecteur de s'y mettre ? 

L'idéal accessible, c'est un jardin comestible en milieu péri-urbain, avec des arbres fruitiers et à fruits secs, mais aussi quelques légumes et du petit élevage. J'apprécie les cultures en multi-étages, avec des arbres, des arbrisseaux, des arbustes, des plantes grimpantes et des légumes au sol. C'est la base de la "forêt-jardin" ou du paysage comestible.

L'autre possibilité si vous n'avez pas de jardin, c'est de transformer les parcs et jardins en vergers. Ce sont de jolis espaces, qui remplissent le rôle d'agrément esthétique tout en étant utiles par leur production. Il existe un mouvement de permaculteurs qui réalisent des jardins en ville baptisés « les incroyables comestibles », avec des panneaux incitant les gens à participer, ou simplement à manger les fruits et légumes !

C'est un acte gratuit qui demande une prise de conscience chez les gens, car la plupart s'imaginent qu'il est impossible qu'on puisse ainsi partager le fruit de son travail sans contrepartie ! Le monde de la consommation  nous a rendu très individualistes, séparés les uns des autres, et c'est la source de nombreux problèmes sociaux.

Enfin, je conseille d'expérimenter les greffes : l'idée, c'est de greffer des arbres sauvages pour les rendre fruitiers avec des variétés gustatives. J'enseigne ces techniques depuis 20 ans dans l'Aude, en adaptant la méthode classique de greffe en pépinière à des arbres plus grands ou adultes. Certains élèves sont allés greffer le long des chemins de randonnée dans la forêt, sans trop se soucier de ce que deviendront les fruits : mangés par un randonneur, un chasseur, un oiseau ?

Autosuffisance et résilience

Certains parlent du paysage comestible comme de l'alimentation de l'avenir, est-ce que ça vous semble réaliste ? Pourrait-on tous vivre de manière autosuffisante grâce aux paysages comestibles ? 

Ça dépend de l'énergie qu'on veut y mettre ! Si tout le monde se met à cultiver, pourquoi pas ? Mais l'essentiel, c'est d'accroître l'autonomie alimentaire, et par conséquent la résilience de la population. En réalité, ça me parait peu probable que les gens cultivent toute leur nourriture eux-mêmes, mais le concept de "forêt-jardin", qui est très proche, voudrait étendre ce type de culture multi-étages à des surfaces agricoles plus grandes, genre 5000 m².

Le paysage comestible généralisé nous obligerait-il à revoir l'organisation de la société, notamment en termes de propriété privée ? 

La question de l'accès à la propriété foncière est en effet un enjeu majeur du XXIe siècle. C'est une question de survie pour une grande partie de la planète. Modifier radicalement l'organisation de la société n'est sans doute pas envisageable pour la majorité des gens à court terme, mais chacun devra être mis face à sa conscience et penser à tous ceux qui n'ont pas le privilège de posséder un jardin ou un potager.

Face à ce problème, vous pouvez par exemple laisser les gens cultiver un bout de terrain qui vous appartient, sans pour autant leur céder la propriété, mais au moins assurer une continuité, faire en sorte que des gens y investissent du temps et de l'énergie, améliorent le sol, plantent des arbres, et en récoltent les fruits.

C'est une question fondamentale : est-ce que notre conscience nous autorise à laisser crever les gens a l'extérieur de notre clôture ? Que ce soit à l'échelle de notre jardin, ou à celle de l'Union Européenne et des Etats-Unis... Si on se met un instant à la place des gens qui sont dans le besoin, on comprend que c'est inacceptable de ne pas partager avec eux. La nature, elle, organise un partage entre toutes les espèces, et les surplus d'un côté sont toujours consommés de l'autre. Nous devrions modeler notre société là-dessus.